LE PARC TOURNAY-SOLVAY

Le parc Tournay-Solvay est un lieu chargé d’histoire depuis son occupation, il y a 7.000 ans, par la même peuplade d’hommes préhistoriques que celle de Spiennes, près de Mons.
Venus de Bonn, en Allemagne, ces hommes qui furent les premiers mineurs, extrayaient à Spiennes les meilleures pierres taillées du nord de l’Europe. On trouve facilement ces pierres à Boitsfort, près de leur ancienne forteresse, à l’emplacement des étangs “des enfants noyés”. Ces hommes de la préhistoire occupaient également la colline toute proche du parc Tournay-Solvay, à cause de la proximité des deux étangs de la propriété.
En d’autres temps, ce site fut le point de départ de nombreuses chasses dans la forêt de Soignes. Celles-ci étaient pratiquées par de grands seigneurs, princes et empereurs, tels Maximilien d’Autriche et Charles-Quint.

Mais commençons par l’histoire de ce parc qui, lors d’un sondage commandé par le Ministre Jean-Louis Thys dans les années quatre-vingt, a été considéré comme le plus beau parc de Bruxelles après le parc Royal. Situé au sud-est de Bruxelles, le Parc Régional Tournay-Solvay étend ses 7 hectares entre la Chaussée de La Hulpe, la drève des Deux Montagnes et la ligne de chemin de fer Namur-Bruxelles. Son entrée est à côté de la gare de Boitsfort.
Une partie du parc appartenait à un important propriétaire, Théodore Verhaegen, fondateur de l’Université Libre de Bruxelles, franc-maçon et anticlérical s’il en fut, que les étudiants fêtent à la « Saint Verhaegen ».
Par la suite, une partie de ces terrains fut vendue à Alfred Solvay, qui fit construire en deux étapes l’actuel château, plus précisément ce qu’il en reste.
Alfred Solvay et son célèbre frère Ernest produisaient dans leurs usines de la soude d’ammoniaque selon un procédé révolutionnaire. Leurs usines, implantées des États-Unis à la Russie, montrent la prospérité de leur entreprise. Ces chefs d’entreprise humanistes et visionnaires n’hésiteront pas à consacrer une partie de leur fortune au bien-être de leurs employés, mais aussi à des réalisations architecturales d’une grande renommée, comme l’hôtel Solvay, réalisé par le célèbre architecte Art Nouveau Victor Horta.

En 1879, Alfred abandonne la direction de l’usine de Couillet pour se consacrer exclusivement à l’administration générale de l’entreprise. Il s’installe dès lors à Bruxelles dans sa propriété de Boitsfort. C’est aux architectes Constant Bosmans et Henri Vandeveld qu’il commande les plans de son manoir. Ceux-ci collaborent à plusieurs reprises avec la famille Solvay et plus particulièrement pour Ernest.
Ils réaliseront les nouveaux bureaux du siège social de la Société à Ixelles (1883) et étudieront les transformations et l’aménagement intérieur de l’hôtel particulier d’Ernest Solvay, rue des Champs Elysées à Ixelles (1884). C’est encore eux qui se chargeront de la construction, dans le parc Léopold, de la très belle bibliothèque de l’Institut de Sociologie (1901), mieux connue aujourd’hui sous le nom de bibliothèque Solvay, et de l’Ecole de Commerce (1903), abritant actuellement le lycée Emile Jacqmain.

Le château. Bosmans et Vandeveld érigent en 1878 la première partie du château dans un style Renaissance flamande quelque peu fantaisiste rappelant le style de la maison Van Zeeland située un peu plus loin, près du Boulevard du Souverain. La revue d’architecture l’Emulation qui commente les projets et réalisations en vogue à l’époque, y consacre un article.
Définissant le lieu comme une maison de campagne, il vante la touche personnelle de son style néo-Renaissance flamande, l’unité et la pondération des matières dans la composition de la façade, et la qualité de son confort.
Ce bâtiment puise son inspiration dans le vocabulaire éclectique et fantaisiste de Vredeman de Vries, célèbre théoricien et ornemaniste du XVIe siècle. Alternée de briques rouges et de pierre blanche, sa façade est formée de deux avancées reliées par une loggia à l’étage et une galerie surmontée de deux arcs en anse de panier au rez-de-chaussée. Volutes décoratives, colonnes, frises de grotesques et pignons complètent cette atmosphère.
La seconde partie du château, soit une double tour réalisée par l’architecte Jules Brunfaut, fut terminé en 1905. Cet architecte, bien connu pour la construction de l’hôtel Hannon, rue de la Jonction à Bruxelles, accentue ainsi le caractère pittoresque du château, brise la symétrie de la composition et augmente la verticalité de sa silhouette. Il intègre également la loggia au bâtiment en la refermant par des fenêtres, tandis que la double arcade de la galerie se voit simplifiée en une seule. Si cet architecte, élève de Henri Beyaert, s’adonne à l’Art Nouveau avec l’hôtel Hannon, il reste pourtant un classique, comme le confirme la maison qu’il réalisa aussi pour Alfred Solvay en 1888, avenue Louise.

Les plans du château, repris dans l’Emulation, permettent seuls de visualiser l’intérieur du bâtiment, qui se présente selon une répartition assez classique des pièces : « Le perron donne accès à un hall, suivi d’un vestibule et du grands escaliers d’honneur qui occupent le centre de l’édifice. De part et d’autre de cette zone de circulation, les deux ailes accueillent la salle à manger, le salon, le fumoir et le véranda. A l’étage, le bureau d’Alfred Solvay s’ouvre sur la loggia qui occupe le centre de la façade. Les chambres sont disposées autour d’un vaste dégagement. Au sous-sol, se répartissent les cuisines, la buanderie et les caves aménagées pour bien conserver le vin, la bière, les fruits…
L’emplacement du château est exceptionnel : la vue plonge vers une vallée qui abrite deux étangs, dont l’eau provient de l’étang des « Enfants noyés » et de deux sources dans le parc.
Ces étangs nourrissent tous les étangs de la vallée de la Woluwe, où s’érigeaient d’innombrables abbayes, châteaux, moulins ou fermes, aujourd’hui remplacés par des bureaux, les assurances – tels : Royale Belge – AXA ».
Du château la vue se noie dans la forêt de Soignes; aucune maison de Boitsfort n’est visible.
Alfred Solvay pouvait ainsi fuir, en ces lieux très privilégiés dans Bruxelles, la fumée de ses usines, et agrémenter son château-palais de meubles superbes, ainsi que d’une bibliothèque importante. Celle-ci, au décès de Thérèse Tournay-Solvay, fut donnée à la Bibliothèque Nationale, ce qui sauva ce patrimoine de l’incendie du château en 1982. Incendie causé par des adolescents squatters qui allumaient des feux de bois, non dans la cheminées, mais sur le parquets ! Resté en ruine, le château est « colonisé » par la végétation et la faune.
Entre-temps, les grands aménagements réalisés à Bruxelles sous le règne de Léopold II ont provoqué de nombreux bouleversements. Une nouvelle artère a été créée, l’actuel boulevard du Souverain. A cette occasion, Marie Masson, l’épouse d’Alfred Solvay (mort prématurément en 1894), rachète, tant pour agrandir sa propriété que pour préserver le site, le terrain situé entre la rue de l’étang et la « Nouvelle Avenue ».
En 1920, Thérèse Tournay, une des filles d’Alfred Solvay, qui hérite de la propriété, fait construire par l’architecte G. Collin une conciergerie et des dépendances. L’entrée est réaménagée et les deux parties de la propriété sont reliées entre elles par des ponts qui enjambent la rue des Silex.
Après la mort de Thérèse Tournay, le site est menacé par un projet de construction de logements et de bureaux, lequel est rejeté par la Commune de Watermael-Boitsfort.
Racheté par la Région Bruxelloise, le parc a bénéficié de travaux de remise en état pour être ouvert au public dès 1981.

Le parc. Le parc comporte deux parties, reliées par de jolis ponts en ferronneries soignées du XIXe siècle qui surmontent une rue piétonnière à anciens pavés arrondis par le temps. Cette petite ruelle se dénomme « la rue des Silex », sans doute parce que Boitsfort est bâti sur un sable bourré de silex, et peut-être aussi en souvenir des armes et outils de nos lointains ancêtres.
La première partie du parc, qui longe la chaussée de La Hulpe, est peuplé de hêtres et d’arbres rares tels qu’un Séquoia, des noisetiers de Bysance, et bien d’autres espèces.

Elle a été dessinée en 1911 par Jules Buyssens : un des principaux architectes de jardin de la première moitié du siècle, inspecteur des plantes de la ville de Bruxelles et l’un des auteurs du jardin Van Buuren. Il s’inspire ici de l’esprit des jardins anglais en créant des chemins sinueux, déjà pourvus dans le passé d’un réseau d’évacuation d’eau et tout récemment revêtus de petites briques aux tons de feuilles d’automne.
Au centre de cette partie anglaise du parc se trouve la fameuse roseraie des Solvay, construite en ronds et plateaux de circulation qui s’enfoncent vers le point central : une colonne finement sculptée portant un cadran solaire. Pour y accéder, on marche sur quatre pierres tombales de familles nobles. C’est le lieu préféré des amoureux, des retraités…
Cette roseraie fut restaurée et même reconstruite par la Région Bruxelloise et un membre du cabinet de l’architecte de jardin René Pechère : J.Boulanger-François. Tout y est soigné : les roses aux variétés diverses, les bancs en bois et les bassins d’eau, pourvus d’escaliers (pour les grenouilles !)

En traversant le chemin des silex, en partie voûté et enjambé par les deux ponts de la ferronnerie déjà décrits,on accède à l’autre partie du parc. Celle-ci est d’esprit forestier, et la nature y est plus sauvage. Un sous-bois de très grands hêtres, rappelant la forêt de Soignes si proche, nous conduit jusqu’à l’étang, arboré de quantité d’essences indigènes. Un pont relie le château au potager actuellement confié aux habitants qui y cultivent des légumes ou des fleurs. Un chemin plat permettait également à Thérèse Tournay-Solvay de se promener et de rejoindre facilement le verger.

Cheminant au gré des sentiers sinueux, le promeneur appréciera la beauté paysagère et la diversité écologique de cet espace vert. Les parcelles aménagées et plantées, les bâtiments au charme désuet et les lieux restés plus naturels s’y conjuguent harmonieusement.

Outre le château,la propriété comprend une maison de concierge à l’entrée, et une maison de jardinier avec un colombier. Les anciennes écuries rénovées abritent depuis quelques années le Centre Régional d’Initiation à l’Ecologie, qui propose des visites guidées et, pour les écoliers de Bruxelles, des stages-nature ett des ateliers d’écologie. Ce centre d’éducation à la nature est dû à l’initiative de l’asbl Tournesol, fondée par Thérèse Snoy.

Au-delà de la roseraie, se trouve également une superbe villa du début du siècle modernisée par l’architecte Albin Chambon. Destinée à recevoir des hôtes, elle est construite en briques et tuiles vernissées et entourées de ferronneries à motifs floraux, comme ceux des guirlandes qui garnissent les plafonds.

Cette villa, parfaitement intégrée à la nature et aussi élégante que les « belles de l’époque 1900 » est devenue grâce aux Ministres Thys et Didier Gosuin, le siège de la Fondation Européenne pour la Sculpture.

Créée en 1989, cette fondation s’est fixé comme objectif de faire mieux connaître à Bruxelles, au coeur de l’Europe, des artistes-plasticiens des différents Etats membres de l’Union Européenne. Dans ce but, elle donne « carte blanche » à des artistes du pays qui exerce la Présidence de l’Union Européenne pour orner de leurs oeuvres le Parc Régional Tournay-Solvay.

En 1992,l’exposition inaugurale « Des sculpteurs et des arbres » réunissait les artistes belges Philippe le Docte, Anne Nuthals, Bob Verschueren, Jephan de Villiers et André Willequet. Vincent Strebelle leur succéda et exposa des installations. Celles-ci, sources de réflexion sur la « place de l’art dans la société »,soulevaient aussi la question de la violence.

Ensuite, l’ltalien Mauro Staccioli réalisa des installations impressionnantes suivant sa conception de géométrie construite, dont l’une est restée définitivement sur place. Le parc mit aussi magnifiquement en valeur les oeuvres organiques de l’artiste gallois David Nash lors de la présidence de la Grande-Bretagne. L’allemand Stephan Balkenhol choisit de peupler les pelouses, les buissons et le château en ruines de ses sculptures à visage humain ou animalier réalisées en bois et en bronze, tandis que la Finlandaise Pirkko Nukari y nicha ses oiseaux de bronze.

Pour l’an 2000, la Fondation accueille Anne et patrick Poirier, sculpteurs français très préoccupés par notre rapport à la nature et par l’archéologie, racine et source de nos cultures.

Ces expositions de sculptures de notre temps démontrent que l’artiste actuel est à la fois préoccupé par notre problème à tous, la survie de l’homme, (miracle qui dure depuis 3 milliards d’années), et le problème de nos racines culturelles : réflexion typiquement européenne qui se base sur la richesse du passé et de son imaginaire.

La Fondation Européenne pour la Sculpture encourage les plasticiens qui s’attachent à faire respecter la place de l’homme dans l’univers et son écosystème, et dont le message est porté par un langage nouveau, authentique, adéquat qui par sa nouveauté retient le regard du public, et lui pose des questions auxquelles l’oeuvre répond en partie.

Parmi les 40 membres fondateurs, certains s’occupent aussi de conseiller les pouvoirs politiques belges et européens dans le domaine de l’art public (s’épanouissant actuellement sur les voies publiques régionales, communales et dans le métro).

La présence du Centre régional d’initiation à l’écologie et de la Fondation Européenne pour la Sculpture donne aux visiteurs de ce parc l’occasion de se familiariser aussi bien avec les plantes et les arbres qu’avec les mouvements artistiques actuels.

L’expérience menée ici nous montre également qu’un lieu privé comme un parc n’est pas nécessairement voué à devenir un lotissement, mais peut servir des causes plus nobles – dans le cas de l’asbl « Tournesol », une formation au respect de la nature, et dans le cas de la Fondation Européenne pour la Sculpture, une illustration du dialogue possible entre « Nature » et « Culture ».

Par Simon du Chastel, in Maison d’Hier et d’Aujourd’hui, N°130 – Juin 2001, pp.4-11.